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À l’entrée de l’immeuble, un homme l’attendait. Il leva la main d’un geste qui aurait pu être un bref salut.

— Un instant, monsieur Sutton.

— Oui, de quoi s’agit-il ?

— Nous serons quelques-uns à vous suivre, monsieur. Des ordres, vous comprenez.

— Mais…

— Rien de personnel, monsieur. Nous ne nous mêlerons absolument pas de ce que vous aurez envie de faire. Nous veillerons simplement sur vous, monsieur.

— Veiller sur moi ?

— Certainement, monsieur. La bande de Morgan, vous savez… nous ne pouvons pas les laisser vous descendre, n’est-ce pas ?

— Je ne puis vous dire, répondit Sutton, combien j’apprécie profondément l’intérêt que vous me portez.

— Ce n’est rien, monsieur. Cela fait partie du travail quotidien. Très heureux de le faire. Ne nous remerciez pas.

Il fit un pas en arrière. Sutton s’éloigna, descendit les marches et suivit la contre-allée sablée qui longeait l’avenue.

Le soleil était près de se coucher et en regardant derrière lui, par-dessus son épaule, Sutton vit se détacher sur l’éclat du ciel rougeoyant la silhouette droite du gigantesque immeuble officiel où il s’était entretenu avec Trevor. Mais il ne vit pas signe de qui que ce fût qui le suivît.

Il n’avait aucun lieu où se rendre. Il ne savait absolument pas où aller. Mais il se rendait compte qu’il ne pouvait rester là à se tordre les mains. Il marcherait, et réfléchirait et attendrait que ce qui devait arriver arrive.

Il rencontra d’autres piétons et quelques-uns d’entre eux le considérèrent d’un air curieux. Alors, pour la première fois, Sutton se souvint qu’il portait encore les vêtements d’un valet de ferme du vingtième siècle… une combinaison bleue, une chemise de coton, de lourdes et solides chaussures.

Mais ici, il le savait, même un costume aussi insolite n’éveillerait pas de soupçons excessifs. Car sur la Terre, avec les dignitaires en visite venus de lointains systèmes solaires, avec le Babel des races employées dans les divers services gouvernementaux, avec les étudiants, les diplomates et les représentants de planètes exotiques, la manière dont un homme s’habillait ne provoquerait qu’une très légère curiosité.

Au matin, il faudrait qu’il trouve un endroit où se cacher, un lieu de retraite où il puisse se détendre et réfléchir à quelques-uns des aspects de ce monde de cinq cents ans dans le futur.

Soit cette solution, soit trouver un androïde à qui il puisse se fier pour le mettre en contact avec l’organisation des androïdes… Car bien qu’on ne le lui ait jamais dit, il ne doutait pas qu’il en existait une. Il le fallait pour livrer une guerre dans le temps.

Il quitta le sentier pour piétons qui longeait la route et en prit un autre, une piste à peine marquée qui menait à travers un terrain marécageux vers une ligne de collines basses, au nord.

Soudain, il s’aperçut qu’il avait faim et qu’il aurait dû entrer dans une des boutiques de l’immeuble officiel pour manger quelque chose. Puis il se souvint qu’il n’avait pas de monnaie pour payer cette nourriture. Quelques dollars du vingtième siècle se trouvaient dans sa poche, mais ils seraient sans valeur ici comme moyen de paiement, quoique, très vraisemblablement, ils aient de la valeur en tant que pièces de collection.

Le crépuscule vint et les grenouilles commencèrent leur concert. D’abord au loin puis, lorsque d’autres s’y joignirent, le marais tout entier résonna de leurs coassements gutturaux. Sutton marchait dans un monde de sonorités féeriques, et tandis qu’il marchait, il lui sembla presque que ses pieds ne touchaient pas le sol mais qu’il flottait, poussé par ce souffle sonore montant vers les premières et pâles étoiles qui s’allumaient au-dessus des hauteurs sombres là-bas au-devant de lui.

Quelques heures plus tôt, il marchait sur une poudreuse route de crête au vingtième siècle, soulevant la poussière blanche avec ses chaussures… et un peu de cette poussière blanche, constata-t-il, y restait encore. De même que le souvenir de cette route de crête demeurait dans sa mémoire. La mémoire et la poussière, se dit-il, nous relient au passé.

Il atteignit les collines et commença à gravir la pente. La nuit était embaumée de l’odeur des pins et du parfum des fleurs de la forêt.

Il parvint au sommet d’une petite éminence et s’arrêta un moment pour regarder dans la nuit douce et veloutée. Quelque part, tout près, un grillon s’efforçait d’accorder son violon et du marais montait le coassement assourdi des grenouilles. Dans l’obscurité devant lui, un ruisseau clapotait dans son lit de rochers et babillait en passant, babillait avec les arbres, avec l’herbe des berges et les fleurs dodelinantes dont la tête ensommeillée s’inclinait vers lui.

J’aimerais m’arrêter, se dit-il, et bavarder avec vous. Mais je ne peux pas, voyez-vous. Je dois me rendre quelque part. Je n’ai pas une minute à perdre. Il faut que je me hâte.

De même que l’Homme, se disait Sutton. Car l’Homme est entraîné comme le ruisseau. Entraîné par les circonstances et les nécessités, et par l’ambition éperdue d’autres hommes impatients qui ne veulent pas le laisser en paix.

Il n’entendit pas un bruit, mais il sentit la large main se fermer sur son bras et le tirer d’un coup sec hors du sentier. D’un geste brusque, il essaya de se dégager de l’étreinte et il vit la silhouette sombre de l’homme qui l’avait saisi. Il serra le poing et le lança à la volée comme un coup de marteau pour frapper la tête ténébreuse, mais il n’atteignit pas sa cible. Un corps lancé avec force vint le heurter derrière les genoux et les fit plier sous lui, tandis que des bras s’enroulaient autour de ses jambes ; il chancela et s’abattit en avant.

Il se redressa sur son séant ; à quelque distance sur la droite, il entendit le crépitement étouffé d’armes qui tiraient rapidement, et du coin de l’œil, il aperçut leurs éclairs briller dans la nuit.

Puis une main surgit de nulle part et se plaqua sur sa bouche et son nez.

Une poudre ! se dit-il.

Et au moment même où il le pensait, il n’eut plus conscience des silhouettes sombres dans les bois, ni des grenouilles coassantes, ni du crépitement rageur des armes.